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Ils étaient appuyés moitié sur la voiture, moitié à côté, dans un méli-mélo de vêtements, et elle le regardait, chavirée, les lèvres humides, entrouvertes.

« Bon Dieu, dit-elle dans une sorte de souffle rauque. C’était… »

Son regard se concentra sur son visage. Elle eut un sourire, un immense sourire heureux, l’empoigna à deux mains par le devant de son blouson et l’attira vers elle. Il baissa la tête pour l’embrasser, sentit qu’elle arquait son corps contre le sien, et il eut un gémissement…

Et il l’entendit crier :

« Oh, bon sang ! Ry ! Bon sang ! »

Puis il se rendit compte qu’elle serrait les poings, et qu’elle s’efforçait de le repousser.

Il se redressa et recula d’un bond.

« Quoi ? Qu’est-ce qu’il y a ?

— Oh, bon sang ! répéta-t-elle, manquant tomber de la voiture à genoux par terre, alors qu’elle essayait de remettre sa culotte et son jean.

— Enfin quoi, Zoé, qu’est-ce qu’il y a ? Je t’ai fait mal ? »

Elle remontait sa fermeture Éclair.

« Hein ? Non, c’était génial. C’était… non, toi, tu étais merveilleux, formidable, et je n’ai qu’une envie, le refaire, mais il faut vraiment, vraiment, que je regarde l’icône tout de suite. »

Elle lui planta un baiser sur la bouche, dur, précipité, et fila chercher sa sacoche dans la voiture.

Bon, enfin, j’étais formidable, quand même.

Il se détourna pour se rajuster et remonter sa fermeture Éclair, se sentant à la fois amusé et abusé. Quand il se retourna, il vit qu’elle avait sorti l’icône de sa peau de phoque et l’avait posée sur le capot de la BM, utilisant la poche en guise de coussin. Elle le regarda, le visage très rose.

« Il faut que tu me promettes de ne pas rire… C’est juste que je n’avais jamais joui comme ça de ma vie et… bon sang, c’est vraiment gênant.

— Hé. »

Il glissa la main derrière sa nuque et lui releva le visage pour l’embrasser sur la bouche.

« Je ne vais pas rire parce que c’était pareil pour moi.

— Oh ! »

Elle lui jeta un regard vacillant puis détourna les yeux.

« Ça m’a fait comme si j’explosais à l’intérieur, et après j’étais là, sur le dos, je regardais le ciel avec l’impression que des petits bouts de moi flottaient partout là-haut, faisaient maintenant partie de l’infini, et je me suis dit : “C’est l’impression que ça a dû faire le jour où le monde a été créé, comme une sorte d’organisme cosmique”, et… tu as dit que tu ne rirais pas.

— Je ne ris pas. Enfin, d’accord, peut-être un tout petit peu. Mais seulement parce que j’aime la façon biscornue dont ton esprit fonctionne.

— Tant mieux, je vais te dire, parce que tu risques de trouver la suite encore plus biscornue… Donc, je pensais à l’infini de la création, or ma grand-mère parlait de l’infini dans sa lettre, elle me disait de regarder la Dame, l’icône. Et puis j’ai repensé à un truc qui me trottait dans la tête, depuis la première fois où je l’avais vue dans la boutique au griffon : la disposition des joyaux n’avait pas de sens. Ils n’étaient pas placés à l’endroit où on aurait pu s’attendre à les voir, sur sa couronne, ses pantoufles ou l’ourlet de sa robe, par exemple. Au lieu de ça, ils paraissaient semés au hasard. C’est là que, tout à coup, j’ai compris qu’ils n’étaient pas incrustés n’importe où, absolument pas. Ils forment un schéma. Regarde… »

Elle partit du rubis au centre et traça deux cercles de chaque côté du crâne, effleurant légèrement chaque joyau à tour de rôle.

« Ça fait un huit, couché sur le côté. »

 

 

« Le symbole de l’infini », dit Ry.

Et son cœur s’accéléra à cette idée.

« “Regarde la Dame, parce que son cœur chérit le secret, et que le chemin qui mène au secret est infini.” Infini. L’infini, Ry ! Je pense que nous avions raison depuis le début. L’amulette est à l’intérieur, dans une espèce de compartiment secret. Et les joyaux sont le chemin qui permet de l’ouvrir.

Ry prit l’icône entre ses mains, mais il eut beau la regarder de plus près, il ne vit pas de joint ou de rainure dans le bois.

« Ça pourrait être un mécanisme à ressort, dit-il en reposant délicatement l’icône sur la peau de phoque. Les pierres fonctionneraient de la même façon que les claviers d’aujourd’hui. Il faudrait appuyer dessus dans le bon ordre pour ouvrir la serrure.

— Mais c’est ça ! » s’exclama Zoé, tout excitée, en faisant des bonds sur place.

Elle tendit le doigt, et Ry comprit qu’elle s’apprêtait à appuyer sur les pierres au petit bonheur. Il lui prit le poignet, arrêtant son geste.

« Hé, une seconde ! Tout le truc du symbole de l’infini, c’est qu’il n’a ni début, ni fin. Alors, d’où vas-tu partir ?

— Du rubis sur la coupe en forme de crâne.

— Sans doute. C’est logique. Mais après ? Tu vas aller vers la droite, ou vers la gauche ? En descendant, ou en remontant ?

— J’ai donc quatre choix. Si une option ne marche pas, j’en essaierai une autre.

— Ah ouais ? Et si celui qui a conçu ça était particulièrement pervers ? Il aurait pu…

— Qu’est-ce qui te fait penser que ça a été conçu par un “il” ? C’était probablement une “elle”. Une Gardienne. »

Il leva les mains.

« D’accord, d’accord. Objection retenue. C’était probablement une Gardienne. Mais si elle avait l’esprit fantasque, comme certaine autre Gardienne de ma connaissance, elle aurait pu concevoir le mécanisme de verrouillage de telle sorte que si l’on n’appuie pas sur les joyaux dans le bon ordre, le mécanisme se bloque et la serrure ne s’ouvre pas. »

Ils regardèrent tous les deux l’icône un long moment, puis Zoé dit :

« Mouais. En gros, ça craint. »

Ry étudia le visage de la Vierge. La ressemblance avec Zoé était vraiment surnaturelle. Était-ce une Gardienne qui avait fait son autoportrait, il y avait cinq siècles, en utilisant son propre visage comme modèle ?

« Tu vas faire un truc pour moi, Zoé, d’accord ? Trace le symbole de l’infini dans la poussière, là, sur le capot de la voiture… Non, ne regarde pas l’icône. Fais-le sans réfléchir. Encore mieux, dessine-le les yeux fermés. »

Elle ferma les yeux et traça le symbole en partant du centre et en remontant vers la gauche, ce qui était probablement la dernière façon dont il l’aurait fait. Lui, il aurait commencé en remontant par la droite.

Et peut-être que ça ne faisait que lui donner raison. Si Zoé et la Gardienne de l’icône se ressemblaient tellement, alors peut-être qu’elles pensaient pareil aussi.

« Je te dirais de suivre ton instinct, conclut-il. Tu as une chance sur quatre d’avoir raison, et, jusque-là, nous avons défié les lois de la probabilité et nous avons remporté la mise. »

Mais maintenant, c’est Zoé qui hésitait.

« Je ne sais pas… Tu as dit que tout le truc du symbole de l’infini c’est qu’il n’a ni début, ni fin… Hé, l’énigme, Ry ! C’est dans l’énigme ! “Le sang coule dans la mer… le sang coule encore dans la mer – Interminablement.” »

Elle récupéra son sac, y fouilla, remuant là-dedans plus de choses qu’on ne peut en trouver dans un supermarché, et sortit la carte postale avec un grand geste théâtral. Elle la retourna et lut à haute voix l’énigme que sa grand-mère avait écrite au dos et qu’elle-même connaissait par cœur, à présent :

Le sang coule dans la mer

La mer rencontre le ciel

Du ciel tombe la glace

Le feu fait fondre la glace

Une tempête éteint le feu

Et fait rage dans la nuit

Mais le sang coule encore dans la mer

Interminablement.

« C’est ça, Ry. C’est ça ! Le sang, la mer, le ciel, la glace, le feu, la tempête, la nuit… Tout ça représente des couleurs, d’une certaine façon : le sang pour le rouge, le ciel pour le bleu. Et les couleurs correspondent aux pierres précieuses. Le rubis rouge, le saphir bleu. L’énigme est le code.

— Et ton instinct disait vrai, aussi. “Le sang coule dans la mer”… Du rubis on va vers l’aigue-marine. En haut et vers la gauche. » Elle le regarda en souriant, l’air contente d’elle. « Allez, on le fait, dit-il d’une voix un peu étranglée. Je te lis l’énigme, une ligne à la fois, et tu appuies sur les pierres. Une à la fois, doucement et lentement.

— D’accord. » Elle inspira profondément, expira, tendit les mains et remua le bout des doigts comme une experte en coffre-fort. « Je suis prête.

— “Le sang coule dans la mer”

— Du rubis vers l’aigue-marine, dit Zoé.

Elle appuya doucement sur le rubis, puis sur l’aigue-marine.

— “La mer rencontre le ciel.”

— Le saphir, dit-elle.

— “Du ciel tombe la glace.”

— Le diamant.

— “Le feu fait fondre la glace.”

— L’opale de feu…

— Non, attends ! s’écria Ry, et il lui prit la main juste au moment où son doigt était sur le point d’appuyer dessus. Je crois qu’on a failli tout gâcher. Il faut que tu rappuies sur le rubis. Et après, sur l’opale.

— Ce n’est pas ce que dit l’énigme.

— Je sais. Mais si on fait une boucle infinie, alors on repasse par le centre, et le rubis est au centre.

Elle s’essuya les doigts sur les cuisses de son jean.

— Bon sang, O’Malley, j’espère que tu as raison.

Elle hésita encore un instant, puis elle appuya à nouveau sur le rubis et ensuite sur l’opale de feu, fermement, mais rapidement, comme si elle ne voulait pas y réfléchir trop longtemps au risque de manquer de courage.

— D’accord. Maintenant, “Une tempête éteint le feu.”

— L’iolite…

Ry n’avait jamais entendu parler de l’iolite, mais la pierre sur laquelle Zoé appuya correspondait à la métaphore de l’énigme. Elle était d’un bleu gris qui tirait sur le violacé, sombre comme le ventre d’un nuage d’orage.

— “Et fait rage dans la nuit.”

— L’onyx. Elle appuya sur la pierre noire, facettée, et acheva de dire l’énigme avec lui : – “Mais le sang coule encore dans la mer, interminablement.”… Tu crois que ça veut dire qu’il faut à nouveau toucher le rubis ?

— Il ne s’est encore rien passé, répondit Ry, se sentant un peu mal à l’aise, parce qu’il lui avait dit d’appuyer la deuxième fois sur le rubis. Alors, oui, vas-y. Appuie dessus. »

Il y eut un petit déclic, et les orbites du crâne s’ouvrirent, révélant deux trous creusés dans le bois. L’un d’eux était vide, mais dans l’autre, il y avait une petite amulette de verre très foncé, vert presque noir, en forme de crâne, avec un bouchon d’argent.

Elle était exactement telle que le père de Ry l’avait décrite, à part la chaîne, mais il y avait un petit anneau pour en passer une dans le haut du bouchon d’argent. L’amulette s’encastrait tellement parfaitement dans le trou que Zoé dut l’en sortir avec ses ongles.

« Regarde, Ry… »

Elle prit l’amulette entre le pouce et l’index et l’éleva vers le soleil couchant. Le petit crâne de verre était gravé de caractères pareils à des runes et à moitié plein d’un liquide sombre, visqueux.

« L’autel d’ossements. »

Le Secret des Glaces
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